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L’identité québécoise

Les Québécois d’aujourd’hui ont d’abord été français, parce qu’une majorité de leurs ancêtres sont venus de France pour s’éta­blir au xviie siècle en Nouvelle-France. Par la suite, ils ont été canadiens, parce que la France a cédé à la Grande-Bretagne ses colonies d’Amérique du Nord. Puis, ils ont été canadiens-français parce que, à partir de 1867, ils faisaient partie d’un nouveau pays appelé le Canada, dont ils étaient l’un des peuples fondateurs. C’est à partir des années 1960 que s’impose le terme « Québécois », qui révèle les idéaux nationalistes de l’époque et qui signale le caractère distinct des habitants de la province en effaçant le lien au Canada. Aujourd’hui, l’ethnonyme « Québécois » désigne l’ensemble des gens habitant la province, peu importe leurs origines.

On pourrait prétendre que le Québec se distingue des autres provinces canadiennes, des autres pays d’Amérique ou encore d’autres pays dans le monde en raison de sa géographie physique et humaine, de son économie ou de son système d’éducation et de santé qui, il est vrai, pos­sèdent des caractéristiques qui leur sont propres. Il n’en demeure pas moins que ce sont d’abord et avant tout les Québécois eux-mêmes qui donnent au Québec son carac­tère distinct, en raison de leurs origines, de la prédominance de la langue française, de leurs valeurs et de tous les éléments qui composent leur identité.

L’identité des Québécois s’enracine à des appartenances multiples, à la fois géographiques, linguistiques, politiques, ethniques, mais aussi symboliques, comme le donne à voir la chanson « Le plus beau voyage » de Claude Gauthier. Cet hymne au Québec est révélateur du rôle qu’a joué la chanson dans l’af­firmation de l’identité québécoise aussi bien que dans la célébra­tion de la spécificité du Québec.

Le plus beau voyage

Chanson de Claude Gauthier, 1972
Claude Gauthier (paroles et musique), « Le plus beau voyage », Le plus beau voyage, Unidisc Music, 1972, 4 min. 5.

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J’ai refait le plus beau voyage
De mon enfance à aujourd’hui
Sans un adieu, sans un bagage,
Sans un regret ou nostalgie

J’ai revu mes appartenances,
Mes trente-trois ans et la vie
Et c’est de toutes mes partances
Le plus heureux flash de ma vie !

Je suis de lacs et de rivières
Je suis de gibier1, de poissons
Je suis de roches et de poussière
Je ne suis pas de grandes moissons2

Je suis de sucre et d’eau d’érable
De Pater Noster, de Credo3
Je suis de dix enfants à table
Je suis de janvier sous zéro

Je suis d’Amérique et de France
Je suis de chômage et d’exil
Je suis d’octobre et d’espérance
Je suis une race en péril

Je suis prévu pour l’an deux mille
Je suis notre libération
Comme des millions de gens fragiles
À des promesses d’élection

Je suis l’énergie qui s’empile
D’Ungava à Manicouagan

Je suis Québec mort ou vivant !

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1 gibier : animaux qui peuvent être chassés
2 moisson : coupe et récolte des céréales
3 Pater Noster (Notre Père) et Credo : textes catholiques que l’on récite

Drapeaux du Québec
iStockphoto

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Le véritable (bien que non officiel) hymne national du Québec est toutefois la chanson « Gens du pays » de Gilles Vigneault. Elle aurait été composée en deux jours pour répondre au défi de rempla­cer le fameux « Happy Birthday » par une chanson en français. Interprétée pour la première fois le 24 juin 1975 lors de la Fête nationale des Québécois, « Gens du pays » est depuis entonnée par les Québécois lors de chaque Saint-Jean-Baptiste.

LE SAVIEZ-VOUS ?
En raison de la fête de la Saint-Jean-Baptiste, le nom « Baptiste » a longtemps désigné,
de façon générique, un Canadien français. Cela donnera notamment naissance au personnage
de Baptiste Ladébauche, créé par Hector Berthelot, caricaturiste du journal satirique Le Canard,
à la fin du XIXe siècle.
Le personnage de Baptiste Ladébauche sera repris, entre 1878 et 1957, par plusieurs autres dessinateurs, dont Albéric Bourgeois, et passera de la caricature à la bande dessinée,
puis aux planches de théâtre et même à la chanson.

Albéric Bourgeois, Baptiste Ladébauche,
La Presse, vers 1930

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Activités pédagogiques complémentaires :

La spécificité québécoise

Au cours des dernières décennies, l’identité québécoise a fait l’objet d’un nombre incalculable de colloques, de recherches et de publications savantes ainsi que de plusieurs discussions politiques et de maints débats de société. De ceux-ci sont ressortis certains traits caractéristiques permettant de circonscrire – autant que faire se peut – la spécificité identitaire des Québécois. Dans Le Code Québec, le sondeur Jean-Marc Léger et des collaborateurs révèlent les résultats d’une compilation de plusieurs enquêtes. À partir de celles-ci, ils arrivent à cibler sept traits identitaires québécois liés aux diverses influences auxquelles la province a été exposée[1]. Ainsi, selon cet ouvrage :

« Les Québécois sont un mélange de folie latine (Heureux),
 de tolérance amérindienne (Consensuel), de flegme britannique (Détaché),
d’obédience catholique (Victime), de ténacité nordique (Villageois),
de créativité française (Créatif) et d’optimisme américain (Fier)[2]. »

Bien que les auteurs précisent que les Québécois ne sont pas aussi différents qu’ils le croient des Canadiens anglais avec lesquels ils partagent 71 % des attitudes et comportements ayant fait l’objet de l’étude, il demeure qu’ils s’en éloignent dans une proportion de 29 %[3]. Cela rejoint les propos de Victor Armony, chercheur québécois d’ori­gine argentine, qui soutenait, en 2002, que « les Québécois s’inscrivent dans un jeu d’identification et de différenciation identitaire fort complexe[4] ».

Le Québec se distinguerait d’abord du Canada anglais par son européanité, qui le rapproche de la France, mais il se distinguerait aussi de l’Europe par sa nord-américanité, qui le rapproche des États-Unis, et il se distinguerait enfin des États-Unis par sa nordi­cité, qui le rapproche du Canada anglais.

Un récent sondage de la firme Léger révèle que les Québécois se sentent plus proches de la culture nord-américaine (73 %) que de la culture française (16 %). Or, le rapport à la culture française est plutôt ambivalent : bien que la plupart des Québécois considèrent que cette culture est éloignée de la culture québécoise (47 %, contre 40 % qui la disent proche), 48 % la disent importante pour le Québec (contre 42 % qui la jugent non importante). Dans tous les cas, ce sondage semble indiquer une diminution de la présence ressentie, de l’attachement et de l’importance accordée à la culture française au Québec depuis les 20 dernières années, et même depuis une étude de 2022 faite par cette firme sur le même sujet[5].   

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Le cycle du bonheur québécois
Le Code Québec, p. 282

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Source : adapté de l’article de Victor Armony

Pour sa part, l’Enquête mondiale sur les valeurs (mieux connue sous l’appellation anglaise de World Values Survey) a révélé une différence dans le sentiment d’appartenance des Québécois par rapport aux Canadiens anglais : alors que les premiers se rattachent d’abord au Québec, puis à leur ville et enfin au Canada, les Canadiens anglophones s’identifient d’abord au pays, puis à leur ville et enfin à leur province. Or, selon l’enquête de Jean-Marc Léger, ces distinctions identitaires tendraient à s’amoindrir avec les générations. Ainsi, il existerait de moins en moins de différences entre les jeune Québécois et les jeunes Canadiens anglais issus de la génération Z (née après 1997) quant à la désignation de l’appartenance. Le tableau ci-dessous montre bien que l’identification varie d’une génération à l’autre et que les identités québécoise et canadienne tendent, chez les plus jeunes, à se confondre ou à coexister.

Tableau II
Façon dont s’identifient les Québécois en fonction des générations

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Source : Jean-Marc Léger, Jacques Nantel, Pierre Duhamel, Philippe Léger, Le Code Québec.
Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde
, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2021 [2016], p. 297.

Les influences et appartenances multiples des Québécois les rattachent donc à des identités qui s’incarnent différemment selon les personnes et les situations. Cette question de l’ethnonyme utilisé pour identifier la nationalité des Québécois a d’ailleurs donné lieu à une scène culte du cinéma québécois.

UN QUÉBÉCOIS

Scène du film Elvis Gratton de Pierre Falardeau et Julien Poulin, 1985
Pierre Falardeau et Julien Poulin (réal.), Elvis Gratton : le King des Kings, ACPAV, 1985, 89 min. Transcription par Sophie Dubois.

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Robert (Bob) Gratton est un mécanicien qui, après avoir gagné un concours d’imitation d’Elvis,
s’envole avec sa femme pour les États-Unis. Dans l’avion, il se fait interroger par un voyageur français.

Voyageur.        

Bob Gratton.

Voyageur.

Bob Gratton.

Voyageur.

Bob Gratton.

Voyageur.

Bob Gratton.

Voyageur.

Bob Gratton.

Femme.

Bob Gratton.

Femme.

Bob Gratton.

Femme.

Pardon, vous êtes canadien ? Vous avez l’accent.

Moi, je suis un Canadien québécois ! Un Français, canadien-français.

Ah bon.

Un Américain du Nord français. Un francophone québécois canadien.

Ah, c’est certain.

Heu, un Québécois d’expression canadienne-française française. On est des Canadiens…

Ah oui, je vois.

…américains, francophones d’Amérique du Nord.

Oui oui, je vois.

Des Franco-québécois…

On est des Franco-canadiens du Québec.

C’est ça.

Des Québécois canadiens.

Les deux.

C’est ça.

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Elvis Gratton XXX,
film de Pierre Falardeau, 2004
Affiche : Yvan Adam

L’héritage catholique des Québécois

Bien qu’il arrive encore que le Québec soit perçu à l’étranger comme une société catholique, les Québécois d’aujourd’hui ont pris leur distance avec la religion. Il demeure que l’Église catholique a joué un rôle déterminant dans l’histoire québécoise et qu’elle en marque encore aujourd’hui fortement la culture.

Longtemps les Canadiens français se sont distingués de leurs concitoyens anglophones par le fait français et catholique, la langue et la religion étant les deux grands marqueurs identitaires.

Pendant la période de la Nouvelle-France, le clergé est responsable des domaines de la santé, de l’éducation, des services sociaux et des loisirs paroissiaux, en plus de s’occuper des questions morales et religieuses qui lui reviennent d’emblée. Les institutions religieuses sont aussi les principaux

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Oratoire Saint-Joseph, à Montréal
Wikimedia Commons

aussi les principaux employeurs des artistes et artisans qui travaillaient pour la gloire de Dieu. Plus que les mots, les formes enveloppantes et les coloris vifs et sensuels de la peinture ont le pouvoir de susciter l’émerveillement et l’émotion des fidèles. Le clergé cherche donc à recréer, dans ses missions de Nouvelle-France, la magnificence des églises de la mère patrie en important des tableaux religieux et en favorisant la venue de peintres et de sculpteurs. D’autres artistes naissent sur le territoire, comme Pierre-Noël Levasseur, qui réalise, entre 1730 et 1736, à la chapelle des Ursulines à Québec, un retable de bois sculpté. Il s’agit d’un des chefs-d’œuvre de l’art religieux du XVIIIe siècle encore visible aujourd’hui. 

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Antoine Plamondon, Sœur Saint-Alphonse, 1841
huile sur toile, 90,6 x 72 cm
Acheté en 1937, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Photo : MBAC

En 1759, au moment de la Conquête, le gouvernement anglais concède aux colons d’origine française le droit de pratiquer la reli­gion catholique, mais il leur interdit tout commerce avec la France. Pour répondre aux besoins d’une population en croissance rapide, le clergé catho­lique construit de nombreuses églises et fait appel, pour la production de sculptures et de tableaux édifiants, à de nombreux artistes, tels Louis-Philippe Hébert, Joseph Légaré et Antoine Plamondon, qui peuvent dès lors subsister et développer leur art, tant religieux que profane.

Au-delà de leur rôle de mécènes, les membres du clergé demeurés en Amérique après la Conquête constituent une part importante de l’élite scolarisée. Ils prennent donc en charge, pour une large part, l’organisation sociale de la population francophone. L’Église joue alors un grand rôle pour empêcher les diverses tentatives d’assimilation politique et culturelle du colonisateur britannique, mettant en place une idéologie de survivance basée sur la conservation et la transmission de l’héritage français et catholique.

Il n’est donc pas surprenant que la morale catholique s’insinue dans les premières œuvres littéraires québécoises, notamment celles issues de la tradition orale, comme la légende de « La chasse-galerie ». La transgression des interdits religieux – et la punition qui s’en suit – est également au cœur de l’histoire de Rose Latulipe.

Rose est une jeune femme enjouée et naïve qui veut s’amuser avec d’autres jeunes lors du Mardi gras, jour qui précède le Mercredi des Cendres, soit le début du carême. Malgré l’avertissement de son père, Rose célèbre et danse toute la soirée. Soudain, un bel inconnu fait son apparition et invite la jeune femme à danser. Ravie, elle se laisse charmer par ce « beau danseur » qui n’est nul autre que le diable. Alors qu’il lui demande de l’épouser et qu’elle est sur le point de succomber, minuit sonne et Rose se trouve à danser le Mercredi des Cendres, ce qui est péché. Le curé arrive juste à temps pour l’arracher des griffes de Satan et la jeune femme va s’enfermer dans un couvent pour expier son péché jusqu’à sa mort prématurée.

L’his­toire de Rose Latulipe nous est notamment parvenue par l’intermédiaire du premier roman de la littérature québécoise, L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé, fils (1837), qui lui consacre un chapitre, mais elle a aussi été reprise sous différentes versions jusqu’à aujourd’hui.

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Illustration de
Louis-Joseph Dubois, 1943

UNE ÉGLISE CONTRE LA DANSE

Sans doute parce qu’elle met en jeu le corps humain, la danse a longtemps subi le courroux de l’Église catho­lique au Québec.
En juillet 1683, monseigneur François de Laval a tenté de faire cesser ce qu’il nommait les « charivaris », soit des banquets de noce
où l’on dansait, chantait et buvait :

[…] inhibition et défense à tout fidèle de l’un et de l’autre sexe de notre diocèse de se trouver à l’avenir à aucune des dites assemblées qualifiées du nom de charivari, aux pères et aux mères d’y envoyer ou permettre que leurs enfants y aillent, aux maîtres et maîtresses d’y envoyer leurs domes­tiques, ou permettre volontairement qu’ils y aillent le tout sous peine d’excommunication.

L’Église réitérera ses interdictions au cours des siècles suivants. Malgré tout, on dansera en Nouvelle-France, et on dansera même beaucoup,
à tel point que le sieur Pierre de Sales Laterrière écrit, au début du xviiie siècle : « Jamais je n’ai connu nation aimant plus à danser que les Canadiens[6] ». Le sang latin qui coulait dans les veines des premiers colons – ou la froidure des soirées hivernales – explique peut-être l’engouement des premiers Canadiens français pour la danse.

La laïcité

Malgré l’importance de l’héritage catholique dans la culture québécoise, depuis les années 1960, le sujet de la laïcité s’est posé de différentes façons au Québec. En soixante ans, une quantité de lois et de jugements en cours ont fortifié la séparation entre les principes religieux et ceux de l’État : le mariage civil et le droit au divorce; la légalité de la contraception et de l’avortement, le mariage entre conjoints de même sexe, la déconfessionnalisation de l’éducation. Or, la laïcité au Québec connaît depuis le début du XXIe siècle un nouveau chapitre, qui est celui des signes religieux.

Depuis le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor en 2008, lequel a recommandé l’interdiction des signes religieux pour les employés de l’État détenant un pouvoir de coercition (policiers, juges, et gardiens de prison), les signes religieux sont sur la sellette. D’autres idées ou projets de loi ont proposé d’aller encore plus loin, par exemple en les interdisant à tous les employés de l’État, ce qu’a proposé le Parti québécois en 2013 sans y arriver; ou de les interdire aux enseignants et enseignantes, ce que la Coalition avenir Québec (CAQ) a fait en 2019 par l’adoption de la loi 21. Depuis, le sujet demeure brûlant au Québec et deux grandes familles de pensée continuent de montrer toute la profondeur du clivage qui les oppose sur ce thème.

  • Pour le camp favorable aux interdictions, l’employé de l’État doit incarner la neutralité des institutions autant par la qualité du service qu’il offre que par son image. Des signes convictionnels liés aux idées politiques ou religieuses peuvent semer la confusion sur la séparation entre les principes religieux et ceux de l’État. À leurs yeux, un code vestimentaire scrupuleusement neutre est donc légitime.
  • Pour l’autre camp, la laïcité relève de la liberté de conscience et de religion. Si l’expression de valeurs religieuses ne nuit pas à la qualité des services publics offerts par un employé ni à la liberté d’autrui; un État dit laïque doit en conséquence rendre possible de porter des symboles à ses employés au nom des droits fondamentaux.

Depuis 2013, une quantité de sondages ont montré que le clivage idéologique lié aux signes religieux suivait les grandes fractures identitaires et géographiques qui existaient déjà au Québec.

  • Les partisans de la liberté religieuse sont principalement des habitants de milieux urbains, cosmopolites, où la diversité linguistique et religieuse forme un décor omniprésent. Ce point de vue est défendu par une majorité des millénariaux (peu importe leur langue), par les gens issus de l’immigration, les anglophones ainsi que les allophones. Sur ce thème, l’opinion de ce camp est en phase avec celui que l’on observe aussi dans le reste du Canada.
  • De leur côté, les défenseurs de l’interdiction des signes religieux sont très majoritairement des baby-boomers, habitent surtout en banlieue et en région, sont francophones, souvent unilingues, et fréquentent des milieux moins diversifiés. Cette deuxième famille de pensée montre une évidente compatibilité avec la laïcité française, où les signes religieux sont interdits de plusieurs façons.

L’écart d’âge entre les deux groupes est un facteur qu’il ne faut pas sous-estimer. Bien des gens qui ont connu la période précédant la Révolution tranquille des années 1960 ont gardé le souvenir d’un clergé catholique doté d’une grande influence politique et qui s’adonnait à de multiples pressions à la conformité. Cette période historique, les plus jeunes générations ainsi que les citoyens issus de l’immigration ne l’ont connue que par les livres d’histoire et leur rapport à la religion est en conséquence bien différent.

Enfin, si la question des signes religieux demeure polarisante au Québec, il ne faudrait pas ignorer qu’il ne s’agit que d’un angle mineur de la laïcité. Loin de s’arrêter à une politique des vêtements et des objets, la laïcité est avant tout un régime qui rejette l’imposition d’une religion d’État, qui oblige à instituer le pluralisme religieux et qui se doit de défendre l’égalité des citoyens indépendamment de leurs croyances ou leur absence de croyance. Sur ces autres sujets, les Québécois affichent un consensus évident.

La commission Bouchard-Taylor

Les controverses entourant le port de signes religieux et autres « accommodements raisonnables », selon le terme employé pour désigner les accommodements liés aux différences culturelles, a mené, en 2007, à la création de la Commission Bouchard-Taylor. L’historien et sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor avaient alors pour mission :

a) de dresser un portrait des pratiques d’accommodements qui ont cours au Québec;
b) d’analyser les enjeux qui y sont associés en tenant compte des expériences d’autres sociétés;
c) de mener une vaste consultation sur ce sujet;
et d) de formuler des recommandations au gouvernement pour que ces pratiques d’accommodement soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire[7].

Leur rapport, paru en 2008, s’intitule Fonder l’avenir : le temps de la réconciliation et comprend notamment une définition de la notion d’accommodement basée sur la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

la notion d’accommodement

Extraits de la Commission Bouchard-Taylor, 2008

Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, [rapport], Commission de consultation sur les pratiques
d’accommodement reliées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008, p. 63. Le soulignement est dans le texte.

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Si on voulait caractériser en deux mots la notion d’accommodement, il faudrait dire : l’égalité dans la différence. En effet, le propre de l’accommodement est de remédier1, au moyen de certains aménagements, à des formes de discrimination qui surviennent parfois dans l’application d’une norme ou d’une loi par ailleurs légitime2. Dans certaines circonstances, une loi ou une norme peut entraîner un préjudice3 pour une personne ou une catégorie de personnes présentant une caractéristique que ladite loi ou norme n’avait pas prévue. Toute société a tendance à légiférer4 pour la majorité; il s’ensuit5 que la loi n’est jamais vraiment neutre. […]

L’obligation d’accommodement exige qu’il y ait discrimination, ce qui doit être déterminé en se référant aux chartes. Ainsi, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, à l’article 10, énumère treize motifs de discrimination pouvant fonder une demande d’accommodement. Ce sont principalement des caractéristiques circonstancielles (comme la grossesse, l’état civil) ou permanentes (le sexe, la couleur de la peau, un handicap), ou des traits socioculturels (la religion, la langue, etc.).

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1 remédier : apporter un remède, une solution à qqc
2 légitime : juste, équitable
3 préjudice : atteinte aux droits de qqn
4 légiférer : voter des lois
5 s’ensuivre : découler de, suivre

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Commission Bouchard-Taylor, caricature de Ygreck, août 2007.

Le nationalisme et l’indépendantisme

Peu importe la forme qu’il a prise dans l’histoire (survivance, conservatisme, autonomisme, souverainisme, indépendantisme ou simple fierté nationale), le nationalisme est un élément central de l’identité québécoise.

Si le nationalisme québé­cois a pu et peut encore, de nos jours, susciter de vifs débats politiques, dans les faits, tous les partis politiques du Québec, qu’ils soient fédéralistes, autonomistes ou souverainistes, s’accordent sur la nécessité de promouvoir l’identité québé­coise et de défendre les intérêts du Québec dans le Canada. Ainsi, le nationalisme québécois s’exprime à travers différentes tendances politiques. Certaines réclament une plus grande autono­mie politique du Québec au sein du Canada par l’exercice de pouvoirs ou de compé­tences propres au Québec. D’autres revendiquent la souveraineté du Québec dans le cadre d’une redéfinition de son association avec le Canada. D’autres enfin militent en faveur de l’indépendance complète du Québec par rapport au Canada.

Bien avant le premier référendum de 1980, le nationalisme québécois s’exprime notamment dans le sport, à travers la fierté qu’incarne le Canadiens de Montréal et son joueur vedette Maurice « Rocket » Richard. L’« émeute du Forum », qui s’est déroulée à Montréal le 17 mars 1955, est d’ailleurs considérée comme un des signes avant-coureurs de la Révolution tranquille à venir. Accusé d’avoir frappé un arbitre, Richard est suspendu pour le reste de la saison. Cette décision de Clarence Campbell, le commissaire de la Ligue nationale de hockey (LNH), a provoqué la colère des partisans qui ont manifesté violemment autour de l’aréna (le Forum) et dans les rues de Montréal. Ils protestaient alors contre ce qui a été considéré comme une injustice envers le héros de toute une nation.

Voici l’éditorial du journaliste André Laurendeau dans les jours qui suivent.

Maurice Richard
représentant la bière Dow
BANQ, Domaine public

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Suspension du Rocket : on a tué mon frère Richard

Extraits d’un article d’André Laurendeau, 1955
André Laurendeau, « Suspension du Rocket : on a tué mon frère Richard », Le Devoir, 21 mars 1955.

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Le nationalisme canadien-français paraît s’être réfugié dans le hockey. La foule qui clamait1 sa colère jeudi soir dernier n’était pas animée seulement par le goût du sport ou le sentiment d’une injustice commise contre son idole. C’était un peuple frustré, qui protestait contre le sort2. Le sort s’appelait, jeudi, M. Campbell; mais celui-ci incarnait tous les adversaires réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre.

[…] Sans doute, tous les amateurs de hockey, quelle que soit leur nationalité, admirent le jeu de Richard, son courage et l’extraordinaire sûreté de ses réflexes. […] Mais pour ce petit peuple, au Canada français, Maurice Richard est une sorte de revanche3 (on les prend où l’on peut). Il est vraiment le premier dans son ordre, il allait le prouver encore une fois cette année*. […]

Or, voici surgir M. Campbell pour arrêter cet élan. On prive les Canadiens français de Maurice Richard. On brise l’élan de Maurice Richard qui allait établir plus clairement sa supériorité. Et cet « on » parle anglais, cet « on » décide en vitesse contre le héros, provoque, excite. Alors il va voir. On est soudain fatigué d’avoir toujours eu des maîtres, d’avoir longtemps plié l’échine4. M. Campbell va voir. On n’a pas tous les jours le mauvais sort entre les mains; on ne peut pas tous les jours tordre le cou à la malchance…

Les sentiments qui animaient la foule, jeudi soir, étaient assurément confus5. Mais est-ce beaucoup se tromper que d’y reconnaître de vieux sentiments toujours jeunes, toujours vibrants : ceux auxquels Mercier faisait jadis appel quand il parcourait la province en criant : « On a tué mon frère Riel… »**

Sans doute il s’agit aujourd’hui de mise à mort symbolique. À peine le sang a-t-il coulé. Nul ne saurait fouetter indéfiniment la colère des gens, y sculpter une revanche politique. Et puis, il ne s’agit tout de même que de hockey. Tout paraît destiné à retomber dans l’oubli. Mais cette brève flambée6 trahit ce qui dort derrière l’apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français.

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1 clamer : dire avec force et sincérité
2 sort : situation, destin
3 revanche : action de venger une situation passée
4 plier l’échine : courber le dos, se soumettre
5 confus : peu clairs, embrouillés
6 flambée : manifestation brusque d’un sentiment de colère

* La suspension de Richard, qui le privait des derniers matchs de la saison et des séries éliminatoires, allait l’empêcher de remporter, une nouvelle fois, le championnat des marqueurs.

** Honoré Mercier, alors chef du Parti libéral du Québec, dénonce la pendaison de Louis Riel, chef des Métis, catholique et francophone, condamné pour avoir organisé un soulèvement armé pour la défense des droits des Autochtones au Manitoba.

À partir des années 1960, la fierté nationale fait place à une ferveur indépendantiste qui mènera à la fondation du Parti québécois (PQ) en 1968, à son élection en 1976 et au premier référendum sur la souveraineté du Québec en 1980. Au-delà de la politique, ce nationalisme s’exprime dans des manifestations culturelles, et notamment en poésie.

La poésie des années 1960 est marquée par un enthousiasme et une déter­mination partagés par de nombreux jeunes écrivains qui, à travers une pluralité de formes et de voix, épousent une même cause : l’émancipation de l’individu et de sa société. Les poètes de cette époque sont désignés comme la « génération de l’Hexa­gone » en raison des éditions du même nom fondées en 1953 et animées principalement par Gaston Miron.

Cette période, aussi désignée comme celle de « la poésie du pays » – ou « l’âge de la parole », selon le titre d’un recueil de Roland Giguère –, est sans doute la plus faste de la poésie québécoise. Elle représente une véritable période de fondation, en ce sens qu’une conscience collective se met en place et s’approprie un espace (géographique et cultu­rel) par le travail d’une langue revigorée dans et par le poème.

Au sein de la génération de l’Hexagone, Gaston Miron (1928-1996) joue un rôle de rassembleur et d’anima­teur hors pair. D’abord il dirige la maison d’édition où publient la majorité des poètes impor­tants de l’époque, mais il investit aussi l’espace public où il milite pour l’indépendance du Québec et pour la défense de la langue française. Ces activités lui valent d’ailleurs le statut de poète national, et ce, même si l’œuvre poétique de Miron se résume en un seul recueil : L’homme rapaillé, publié en 1970, et remanié au fil des rééditions.

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Celui qui met une partie de sa poésie au service de la cause nationale – « Je suis sur la place publique avec les miens/la poésie n’a pas à rougir de moi », écrit-il dans « Recours didactique » – souffre néanmoins d’une certaine culpabilité d’écrire. Tiraillé entre ses activités de poète et de militant, il est habité par un malaise viscéral qui affecte son œuvre bien plus que son engagement politique. La part engagée de sa poésie – il est aussi un grand poète de l’amour – oscille entre l’expression accablée de l’état d’infériorité des Québécois et l’espoir dans l’avenir de son peuple.

AUTODÉFINITION DE MIRON

« Je suis un poète en morceaux, un poète épaillé, dans ma vie individuelle et dans ma vie sociale. Dans ce sens-là, je suis à l’image de la collectivité qui a été atomisée, fragmentée. À l’image de l’homme séparé de lui-même. Mais nous sommes en train de nous rapailler, de refaire l’unité de l’homme québécois, en lui et dans sa structure globale[8]. »

L’octobre

Poème de Gaston Miron, 1970
Gaston Miron, « L’octobre », L’homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 103-104.

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Gaston Miron en 1987
Presse canadienne

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1 flagellation : action de (se) flageller, de (se) fouetter pour (se) punir ou faire pénitence
2 être grosse (fig.) : être enceinte
3 les vieilles montagnes râpées du Nord :
les Laurentides, région d’origine de Miron
4 s’avilir : devenir vil, se dégrader
5 grégaire : qui vit en groupe
6 fulgurance : éclat de lumière aveuglante
7 métamorphose : transformation
8 levain : pâte qui fait lever le pain
9 sans concession : sans compromis
10 onduler : se déplacer avec un mouvement en S

L’homme de ce temps porte le visage de la Flagellation1
et toi, Terre de Québec, Mère Courage
dans ta Longue Marche, tu es grosse2
de nos rêves charbonneux douloureux
de l’innombrable épuisement des corps et des âmes

je suis né ton fils par en haut là-bas
dans les vieilles montagnes râpées du Nord3
j’ai mal et peine ô morsure de naissance
cependant qu’en mes bras ma jeunesse rougeoie

voici mes genoux que les hommes nous pardonnent
nous avons laissé humilier l’intelligence des pères
nous avons laissé la lumière du verbe s’avilir4
jusqu’à la honte et au mépris de soi dans nos frères
nous n’avons pas su lier nos racines de souffrance
à la douleur universelle dans chaque homme ravalé

je vais rejoindre les brûlants compagnons
dont la lutte partage et rompt le pain du sort commun
dans les sables mouvants des détresses grégaires5

nous te ferons, Terre de Québec
lit des résurrections
et des milles fulgurances6 de nos métamorphoses7
de nos levains8 où lève le futur
de nos volontés sans concessions9
les hommes entendront battre ton pouls dans l’histoire
c’est nous ondulant10 dans l’automne d’octobre
c’est le bruit roux de chevreuils dans la lumière
l’avenir dégagé
                                    l’avenir engagé

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Activités pédagogiques complémentaires :

[1] Le Code Québec s’inspire de l’ouvrage Les 36 cordes sensibles des Québécois paru en 1978. Dans ce livre, Jacques Bouchard, reconnu comme le père de la publicité en langue française au Québec, analysait l’identité sociale des Québécois à partir de leurs comportements de consommation et en arrivait à définir leur spécificité culturelle. Ce livre a longtemps fait autorité dans le milieu de la publicité au Québec. Une nouvelle édition augmentée est parue en 2006 aux éditions Les Intouchables sous le titre Les nouvelles cordes sensibles des Québécois. En 2009, l’œuvre originale a été rééditée chez Guérin.

[2] Jean-Marc Léger, Jacques Nantel, Pierre Duhamel, Philippe Léger, Le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2021 [2016], quatrième de couverture. Le terme « amérindien » est aujourd’hui critiqué; nous le conservons pour respecter la citation.

[3] Ibid., p. 28.

[4] Victor Armony, « Des latins du Nord ? L’identité culturelle québécoise dans le contexte panamér­icain », Recherches sociographiques, vol. 43, no 1, 2002, p. 11.

[5] Léger, La culture française et les Québécois.es, 2 décembre 2024.

[6] Cité dans Robert Lionel Séguin, La danse traditionnelle au Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1986, p. 39.

[7] Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, [rapport], Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008, p. 17.

[8] André Gervais, « Gaston Miron, un poète dans la cité », Études françaises, vol. 35, nos 2-3, 1999, p. 80.